Ricardo Silva – Navajazo _ 20.11.2013

 Fotograma Navajazo (1)

Ricardo Silva, Navajazo          

                Dés les premières secondes, l’univers du film s’avère énigmatique et poétique. Des images aux couleurs chaudes défilent, souvent mobiles et floues. On aperçoit des silhouettes, des visages d’enfant. Comme un film de famille imparfait mais témoignant de moments passés. Une voix off chevauche ces images, une voix grave, parlant lentement. Elle évoque l’apocalypse, quelque chose prêt à disparaître. Un mélange intriguant, un rythme qui éveille la curiosité même si le sens n’est pas immédiat. Puis, quelques plans dévoilent une diversité de personnes, avant que la caméra décide d’en suivre une en particulier. C’est un homme, torse nu et le dos tatoué, s’avançant dans un long couloir étroit.  Autour de lui, un univers pauvre et poussiéreux, des murs décrépis et des couleurs froides. L’homme finit par déboucher sur une cours remplie d’enfants. Il vient chercher sa fille à l’école. Tous deux reprennent le chemin, l’enfant tirée par la main regarde par-dessus son épaule, intriguée par la caméra qui la suit.         

Une mosaïque éclatée

                Si le film donne d’abord l’impression d’être un reportage (à l’exception des premières secondes), il efface très vite tous repères. Le spectateur doit faire face à une effervescence visuelle, un tâtonnement continu dans la manière de filmer et de monter. Est-ce une recherche de la forme juste ou le plaisir de tout essayer ? Difficile de le dire. Les images défilent, énergiques et frémissantes, parfois à la limite de déranger à cause de la surexposition, de la mobilité ou de la mise au point imparfaite. La diversité s’explique aussi par le mélange des genres. Images documentaires, mais aussi images de fiction d’une série ; personnes filmées dans leur quotidien, mais aussi acteur professionnel jouant un pornographe. La forme du film est éclatée, sans norme ni constante, seulement guidée par un bouillonnement créatif. Les données subissent ce désordre et cette vivacité, se retrouvant éparpillées dans le montage.              

                Mais que racontent ces images ? Tout a été filmé à Tijuana, ville à la frontière du Mexique et des Etats-Unis. Ce sont les portraits des habitants qui défilent sous nos yeux. Nous y rencontrons la misère qui cohabite souvent avec la drogue ou la prostitution. L’insolite y a aussi sa place, comme avec un chanteur de métal, installé à l’arrière d’une camionnette. Visage blafard et maquillé de noir, l’homme chante d’une voix sinistre, accompagné par de lents accords au piano. Quelques personnes se rassemblent parfois devant lui, marquant le rythme de la tête. Décalé il nous fait rire, mais il emporte aussi l’adhésion de la foule lorsqu’il déclare que Tijuana est au centre du monde.  Il y a aussi ce vieux monsieur, vivant au milieu des jouets. Des milliers d’objets, empilés sur tous les murs de sa petite demeure. Vestige d’un monde féérique perdu, teinté de paranormal lorsque l’homme raconte avoir communiqué avec feu sa femme par l’entremise des jouets. Autant de personnages que la ville semble avoir de facettes.  

« We look like vampires… »     

                C’est ce qu’admettent Luis Ospina et Carlos Mayalo dans Agarrando Pueblo(1978), un autre film sur la misère. Etre des vampires, avides de la pauvreté ou de l’anormalité, de ce qui est différent, de ce qui intrigue ou gêne. C’est aussi l’impression que laisse le film de Ricardo Silva. La frontalité est un point notable dans la succession des images, alors que le sens global nous échappe. La caméra cherche toujours la proximité. Elle se fiche de s’effacer, laissant parfois le dispositif apparaître dans le champ ou exigeant carrément qu’on la laisse filmer une fellation sous le meilleur angle possible. Alors oui, on découvre divers aspects : la colère, la pauvreté, la survie à travers la drogue, le sexe, la famille ou la fraternité. Mais, on a aussi le sentiment d’une fascination pour la misère.           

                Pourquoi cet intérêt persistant, cette volonté de tout voir et de filmer ? Le réalisateur est-il vampire, assoiffé par cette crudité qu’il éparpille dans la mosaïque du film ? Et quel rôle ont les spectateurs devant l’écran ? Voyeurs intrigués par le sens de ces images, mais aussi témoins de ce réel. Ou bien, faut-il revenir à la création, porter l’attention sur ce geste créateur qui recherche, sursaute et s’essaye à différentes formes ? C’est bien là toute l’ambigüité du film, certes étonnant par sa recherche esthétique, mais suscitant l’interrogation par sa quête de l’image choc.         

Clélia Bénard